Les études contemporaines sur le génocide arménien. Perspectives pour le XXIe siècle

YVES TERNON
Docteur en histoire, Université Paris IV

C'est dans ce palais du Luxembourg qu'à la fin novembre 2000, le Sénat français reconnut le génocide arménien et réamorça un processus interrompu depuis dix-huit mois. Le 29 janvier 2001, le président de la République et le Premier ministre signaient une loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Le hasard du calendrier voulut que ce fut la première loi française du nouveau millénaire. En cette loi se trouveaient condensés les trois thèmes qui nous réunissent aujourd'hui, la cause arménienne, le génocide et le XXIe siècle.

Le fait le plus remarquable dans cette décision de l'Etat français, comme dans les reconnaissances du génocide obtenues à travers le monde est que le contenu du dossier ne fut jamais discuté. La question qui se posait aux hommes politiques appelés à se prononcer sur ce sujet d'histoire n'était pas de savoir si un génocide avait été perpétré dans l'Empire ottoman en 1915 - tous en étaient convaincus -, mais s'ils pouvaient par cette démarche prendre le risque de troubler les relations de leur pays avec la Turquie. En effet, les pressions exercées, au nom de la Cause arménienne, par les partis politiques arméniens pour obtenir cette reconnaissance reposent sur une base de connaissances historiques et juridiques édifiée par des chercheurs indépendants qui n'étaient pas tous arméniens, qui n'étaient pas motivés par des considérations politiques mais le plus souvent par un souci de vérité et de justice et qui étaient d'abord animés par une volonté de connaître, de comprendre et d'interpréter. Dans ce cas, contrairement à la règle qui prévaut dans les relations internationales, l'éthique l'a emporté sur le politique. Cet effet est dû en partie à la solidité du dossier présenté. Ceux qui le consultaient ne pouvaient avoir le moindre doute : ce qui s'était passé en 1915 était bien un génocide. C'est l'histoire de cette recherche que je voudrais résumer à votre intention.

Après un intervalle de plus de cinquante ans, ces études approfondies sur le génocide arménien ont été entreprises dans les années 70 et se sont développées dans les décennies suivantes. Elles ont d'emblée été conduites dans différentes disciplines - et d'abord l'histoire, le droit et la sociologie - et de façon comparative avec l'événement qui représentait un archétype du génocide : la Shoah. Cette méthode d'approche, adoptée spontanément par les chercheurs comme une nécessité, permit une réécriture du génocide arménien et son inclusion dans un XXe siècle marqué par la criminalité des Etats envers leurs propres citoyens. Il apparut ainsi que la planification par les Jeunes-Turcs de l'anéantissement des Arméniens de l'Empire ottoman était non seulement le premier génocide du XXe siècle, mais le modèle de meurtres collectifs ultérieurs étiquetés nettoyage -ou purification- ethnique. Ces conclusions situent l'événement dans un registre différent d'autres crimes de masse perpétrés dans ce siècle, et d'abord de la politique nazie d'extermination. Cette distinction ne remet donc pas en cause la qualification de l'infraction, tant il est prouvé qu'il y eut, au XXe siècle, plusieurs génocides.

Les pionniers des études sur le crime de génocide ont commencé à publier leurs travaux à la fin des années 70. Ces recherches avaient été entreprises en des lieux divers, par des chercheurs appartenant aux différentes disciplines des sciences de l'homme et qui n'avaient pas tous suivi le cursus universitaire habituel dans le champ d'études qu'ils parcouraient. A plusieurs reprises, des congrès, forums, colloques ou symposiums ont permis de réunir une partie de ces savants et de faire le point sur l'état des recherches. La première conférence internationale sur l'Holocauste et le génocide eut lieu à Tel-Aviv, du 20 au 24 juin 1982. Parmi une centaine de communications, une dizaine concernaient le génocide arménien et les intervenants sur ce sujet étaient arméniens. Ils fixèrent d'emblée les quatre objectifs de la recherche historique sur ce sujet : les causes, les circonstances, les conséquences et le déni. Lorsque, moins de deux ans après, du 13au 16 avril 1984, le Tribunal Permanent des Peuples tint à la Sorbonne une session sur le génocide arménien, les neuf historiens et juristes qui déposèrent étaient anglais, américains, allemands, hollandais ou français et trois d'entre eux seulement étaient d'identité arménienne. Les thèmes retenus étaient les mêmes : exposé de la question arménienne et de l'idéologie jeune-turque ; rapports et témoignages sur le génocide ; exposé du droit international. La seule différence portait sur le déni qui était directement présenté dans des thèses communiquées par le gouvernement truc qui avait refusé d'être représenté au tribunal. La fin de la décennie 80 et les années 90 furent marquées par un développement considérable des études sur le génocide des Arméniens. Celles-ci occupèrent la seconde place en nombre de publications sur le crime de génocide derrière le génocide des Juifs. L'importance ce ces travaux facilita le développement des revendications des représentants de la Cause arménienne, en particulier à l'ONU et devant le Parlement européen. Les chercheurs, il convient d'insister sur ce point, travaillèrent indépendamment des politiques et non à leur demande et leurs conclusions, quand elles étaient vérifiées ne furent jamais discutées par les politiques, à la différence des universitaires turcs enfermés dans la camisole tissée par leur gouvernement. Pour commémorer le 80ème anniversaire du génocide arménien, la jeune république d'Arménie réunit à Erevan, sous l'égide de l'Académie des sciences, du 21 au 23 avril 1995, une conférence internationale sur les problèmes posés par le génocide. Les principaux spécialistes mondiaux des études sur le génocide étaient réunis à cette occasion et les cinq séances furent consacrées successivement à la place du génocide arménien dans les génocides du XXe siècle, aux questions méthodologiques posées par l'étude des génocides, aux causes des génocides, aux relations entre le génocide et le pouvoir de l'Etat, enfin aux conséquences du génocide. Lorsque le CDCA tint à la Sorbonne du 16 au 18 avril 1998, un colloque sur l'actualité du génocide des Arméniens, il apparut qu'en vingt ans, les connaissances sur le sujet s'étaient considérablement développées. Les études sur le génocide arménien embrassaient désormais toutes les disciplines des sciences humaines, comme le montre l'intitulé des quatre thèmes retenus : le sens de la recherche historique, l'administration de la preuve, mémoire et déni, la place du génocide arménien au XXe siècle. En 2002, parurent à Zurich, les travaux d'une école suisse de recherches sur le génocide, sous le titre : Le génocide arménien et la Shoah. La Revue d'histoire de la Shoah prépare pour mai 2003, un numéro double qui fait le point sur les recherches contemporaines sur le génocide arménien et introduit les publications d'une seconde génération de chercheurs à même d'assurer efficacement la relève.

Pourquoi ce soudain regain d'intérêt pour une question ancienne et longtemps négligée ? Il faut en premier lieu en remercier la Turquie. Si le négationnisme d'Etat poursuivi avec une rare obstination et une rare indigence d'arguments n'avait pas provoqué les spécialistes des sciences humaines en blessant leur conception des droits de l'homme, il est probable que les recherches sur le génocide arménien n'auraient pas été d'une telle abondance et d'une telle qualité. Le déni turc était une profanation, il devint un aiguillon. La stratégie à adopter face aux négationnistes de tous bords est subtile, mais claire : on ne discute pas avec des faussaires, on les démasque. L'évolution du déni turc fut paradoxale. Depuis 1915, l'argumentaire turc tient en trois mots : révolte, répression, bavures. Les Arméniens se sont révoltés, le gouvernement ottoman a dû répliquer et comme toujours au cours d'une guerre, il y eut des excès. Des aveux partiels dissimulent le dernier repli : le refus de reconnaître l'intention criminelle du pouvoir ottoman, sans laquelle on ne peut qualifier les massacres de génocide. Cette attitude ne trompe personne, mais elle a façonné les quatre lignes de force de la recherche historique. L'étude le de la période 1878-1914 est centrée sur les relations entre le pouvoir ottoman et la minorité arménienne. La reconstitution des événements survenus pendant la Guerre mondiale se décale progressivement avec une consultation plus approfondie des sources disponibles d'une histoire générale à une histoire locale, ce qui permet de faire le lien avec le témoignage individuel jusqu'ici insuffisamment pris en considération. De même cette reconstitution suit étroitement l'évolution du conflit mondial sur le territoire ottoman. Un troisième sujet de recherche porte sur la période postérieure à la Guerre mondiale et examine le sort des survivants en fonction du développement du mouvement kémaliste. Enfin, le négationnisme turc est devenu un objet d'études : analyse du contenu et des méthodes du déni, propositions de sanctions à son égard.

Je voudrais terminer sur une note optimiste concernant les recherches sur le génocide arménien au XXIe siècle. Le champ a été bien labouré et les semailles ont été faites. Des archives qui n'avaient jamais été consultées commencent à être dépouillées. Une partie du travail reste à faire, mais la génération qui monte à la compétence et les moyens de l'accomplir. L'obstacle du déni n'a certes pas été franchi, mais il a été clairement délimité. L'explosif a été renvoyé dans le camp de la Turquie. Elle n'est plus en mesure de convaincre quiconque du sérieux des ses arguments totalement invalides, et depuis longtemps, par les travaux des historiens. Elle ne peut que trépigner de rage en lançant les accusations les plus incohérentes, comme celle d'un génocide des Turcs par les Arméniens. Par contre, elle a les moyens d'imposer sa version fallacieuse des faits à des nations qui redoutent de la provoquer en contestant cette version. C'est alors aux responsables politiques d'intervenir pour faire de la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie le test de son accès à la démocratie et lui offrir à cette condition un ticket dans la file d'attente à une candidature pour devenir membre le l'Union européenne. Ce comportement de faussaire doit disparaître. C'est l'intérêt de tous, de l'Arménie comme de la Turquie, de l'Europe comme des Etats-Unis, tant il est vrai qu'on ne construit pas plus sur le mensonge que sur du sable.




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